
Cette formule, fabuleuse à mes yeux, je l’ai découverte dans le livre-manifeste du fondateur du mouvement Slow Food, Carlo Petrini, Bon, juste et propre. Son auteur, Wendell Berry, est une grande figure paysanne des États Unis. Ses textes ont inspiré et accompagné le retour au travail de la terre de nouveaux paysans et les aspirations d’urbains à plus de proximité avec les producteurs de leur nourriture.
Voilà une traduction (merci Marco) du texte d’où est issue la formule. J’espère que son militantisme à la fois pragmatique et spirituel, totalement étranger à ce qu’on entend par ce mot en France, vous donnera l’envie de mettre en œuvre une ou plusieurs des pistes d’action proposées. D’autant plus que, contrairement au moment où ce texte a été écrit, aujourd’hui, ces idées se sont largement répandu en de multiples pratiques et discours, jusqu’à la récupération par les super-hyper-marchés, vitrines, par définition, de l’industrie agro-alimentaire.
« Le plaisir de manger »
Extrait de l’ouvrage What Are People For ?, copyright © 1990 par Wendell Berry.
http://www.ecoliteracy.org/essays/pleasures-eating
Souvent, après une intervention sur le déclin de l’agriculture et de la vie rurale en Amérique, quelqu’un dans le public me demande “Que pouvons-nous faire, nous les urbains?”
D’habitude, je réponds : “Manger de façon responsable”. Bien sûr, j’essaye d’expliquer ce que je veux dire par là, mais après j’ai toujours l’impression qu’il y a plus à dire que ce que j’ai pu dire. Je voudrais maintenant tenter une meilleure explication.
Je commencerais d’abord en posant l’idée que manger est un acte agricole. Manger boucle le processus annuel de l’économie alimentaire qui commence avec la plantation et la naissance. Mais la plupart des mangeurs ne sont plus conscients de cette réalité. Leur représentation de l’alimentation est celle d’un produit agricole, certes, mais ils ne se comprennent pas comme participants à l’agriculture. Ils se comprennent comme « consommateurs ». S’ils vont au-delà de cette idée, ils reconnaissent qu’ils sont des consommateurs passifs. Ils achètent ce qu’ils désirent—ou bien ce qu’ils ont été convaincus de désirer—dans les limites d’une vieille idée de l’économie domestique. Mais ce type de libération n’est acquis qu’en entrant dans un piège (à moins, comme certains, de considérer que l’ignorance et l’impuissance sont des signes de privilège). Le piège représente l’idéal de l’industrialisation : une ville entourée de murailles percées de valves permettant l’entrée de marchandises mais empêchant la conscience de sortir.
Comment se libérer de ce piège ? Uniquement par un acte volontaire, tout comme on y est entré : en retrouvant la conscience de ce que manger implique ; en reconnaissant notre rôle dans l’économie alimentaire. On pourrait commencer avec le principe instructif énoncé dans « The Soil and Health » de Sir Albert Howard qui propose de comprendre « tout le problème de la santé du sol, des plantes, des animaux et des humains comme un seul grand sujet ». Pour les mangeurs, cela veut dire qu’ils doivent comprendre que manger est un acte qui se réalise inévitablement dans le monde, un acte inévitablement agricole, et que la façon de manger détermine en grande partie comment on fait usage du monde. Voici donc une manière simple de décrire une relation complexe, difficile à mettre en mots. Manger de façon responsable revient à comprendre et incarner autant que possible cette relation complexe. Que peut-on faire ? Voici une liste, probablement non exhaustive :
Participez à la production de nourriture dans la mesure de vos possibilités. Si vous avez un jardin ou même simplement un conteneur ou même un pot sur une fenêtre ensoleillée, cultivez-y quelque chose à manger. Compostez vos déchets de cuisine et utilisez cette engrais. C’est seulement en produisant quelque chose à manger pour vous-même que vous pourrez vous familiariser avec le cycle magnifique de l’énergie qui va de la terre à la graine, à la fleur, au fruit, au déchet, à la décomposition et ainsi de suite. Vous serez pleinement responsable des aliments que vous cultivez vous-même et vous en aurez une connaissance intime. Avec la connaissance de toute la vie de ces aliments, vous les apprécierez pleinement.
Cuisinez vous-même ce que vous mangez. Cela implique de raviver dans votre esprit et dans votre vie l’art de cuisiner et les arts ménagers. De cette façon, votre alimentation vous coûtera moins cher et vous donnera une part de « contrôle qualité » : vous aurez une connaissance fiable de ce qui est ajouté à ce que vous mangez.
Apprenez à connaitre l’origine des aliments que vous achetez et achetez les aliments produits le plus près de chez vous. L’idée que chaque lieu devrait, autant que faire ce peut, être la source de son alimentation est censée pour plusieurs raisons. L’approvisionnement en aliments produits localement est le plus sûr, le plus frais, et celui que les consommateurs locaux peuvent le plus facilement connaitre et influencer.
Quand c’est possible, entrez en relation directement avec un producteur local, agriculteur, maraîcher ou arboriculteur. Toutes les raisons citées au dessus s’appliquent également ici. De plus, ce type d’interaction élimine une série de commerçants, transporteurs, transformateurs, conditionneurs et publicitaires qui vivent au dépend des producteurs et des consommateurs.
Apprenez, en légitime défense, tout ce que vous pouvez sur l’économie et la technologie de la production agro-alimentaire. Qu’est-ce qu’on ajoute comme non-aliment dans les aliments et que payez-vous pour ces ajouts ?
Apprenez ce qu’impliquent les meilleures pratiques agricoles.
Apprenez tout ce que vous pouvez, par observation directe et par l’expérience si possible, de la vie des espèces élevées ou cultivées pour l’alimentation.
La dernière suggestion me parait particulièrement importante. Nombreux sont ceux qui sont aujourd’hui aussi éloignés de la vie des animaux et des plantes domestiques (mis à part les fleurs et les chiens et chats) que de la vie de la faune et de la flore sauvages. C’est regrettable car ces formes de vie domestiques ont une diversité d’attraits que l’on prend un grand plaisir à connaître. Et le meilleur de l’agriculture, de l’élevage, de l’horticulture et du jardinage constituent des arts complexes et beaux ; eux aussi, on prend un grand plaisir à les connaître.
Il s’ensuit que c’est un grand déplaisir de prendre connaissance d’une économie alimentaire qui dégrade et maltraite ces arts, ces plantes et animaux et le sol d’où ils proviennent. Pour celui qui a une certaine connaissance de l’histoire récente de l’alimentation, manger dehors peut devenir une corvée. En voyage, j’ai tendance à manger des produits de la mer plutôt que de la viande rouge ou de la volaille. Pourtant, je ne suis pas du tout végétarien, mais l’idée qu’un animal a été maltraité pour me nourrir me déplait. Si je dois manger de la viande, je veux que ce soit d’un animal qui a eu une vie agréable, en extérieur, sur de beaux pâturages, avec une bonne eau à proximité et des arbres pour faire de l’ombre. Et je deviens aussi difficile quant aux plantes cultivées. J’aime manger des légumes et des fruits sachant qu’ils ont vécut une vie heureuse et saine dans une bonne terre, et pas le produit des énormes champs-usines chimiques comme ceux que j’ai vus par exemple dans la vallée centrale de Californie. On dit que l’agriculture industrielle est calquée sur la chaîne de production de l’usine. En pratique, ça ressemble plutôt à un camp de concentration.
Le plaisir de manger devrait être un plaisir étendu, pas seulement celui du fin gourmet. Ceux qui connaissent le potager dans lequel leurs légumes ont poussés et savent que le potager est sain se souviendront de la beauté des plantes, peut-être dans la première lumière de rosée du matin quand les jardins offrent le meilleur d’eux-mêmes. Cette mémoire se mêle aux aliments et constitue l’un des plaisirs de manger. Connaitre la bonne santé du jardin soulage, libère et réconforte le mangeur. Il en va de même quand on mange de la viande. L’idée d’un bon pâturage et d’un veau qui paisse avec contentement parfume le steak. Certains, je le sais, penseront qu’il est sauvage ou pire encore de manger un animal-compagnon qu’on a connu toute sa vie. Au contraire, je pense que cela implique qu’on mange avec compréhension et gratitude. Une grande part du plaisir de manger vient de la bonne connaissance des vies et du monde d’où nous viennent les aliments. Le plaisir de manger serait donc la meilleure indication de notre santé. Et ce plaisir, je pense, est à la portée du consommateur urbain qui consentira l’effort nécessaire.
J’ai mentionné plus tôt la politique, l’esthétique et l’éthique de l’alimentation. Mais parler du plaisir de manger va au-delà de ces catégories. Manger avec le plaisir-plaisir le plus complet, c’est-à-dire sans dépendre de l’ignorance, est peut-être l’incarnation la plus forte de notre connexion au monde. À travers ce plaisir, nous vivons et célébrons notre dépendance et notre gratitude, car nous vivons à partir du mystère, à ces êtres que nous n’avons pas créés et à ces forces que nous ne pouvons comprendre. Quand je pense au sens des aliments, je me remémore ces écrits du poète William Carlos Williams, qui me semblent tout simplement honnêtes :
There is nothing to eat,
seek it where you will,
but the body of the Lord.
The blessed plants
and the sea, yield it
to the imagination
intact.
Il n’y a rien à manger,
cherche où tu voudras
mais le corps du Seigneur.
Les plantes bénies
Et la mer, le rendent
À l’imagination intact.